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Vinyle & Audio

No 4

Janvier/Février 2021

Debbie Harry

Très attendus de ce côté de l’Atlantique, les mémoires de la chanteuse de Blondie, sans tout dévoiler de leur autrice, racontent sa traversée temporelle et musicale de l’Amérique. Interview d’une icône sans langue de bois.

Pop star et figure du rock, punkette et disco girl, habitée par le glamour des actrices hollywoodiennes comme par la noirceur des bas-fonds du Lower East Side…, tout en contraste, Debbie Harry a si intensément incarné Blondie que les autres membres du groupe devaient porter des tee-shirts rappelant leur existence! En effet, c’est d’abord la chanteuse et son compagnon Chris Stein, l’autre cerveau du groupe, qui ont croisé les genres musicaux avec dextérité sur « Heart of Glass » ou « Rapture ». Résultat : plus de quarante millions d’albums vendus dans le monde, des apparitions au cinéma, des retours sur scène à guichets fermés, etc. Dans son autobiographie Face It, elle raconte ce qu’elle a dû affronter en 75 ans d’existence, depuis ses premiers mois près d’une mère qui lui fait adopter la vie d’une célébrité rangée – ou presque ! Elle y confesse s’être mise à fumer à 60 ans. Enrichie de dessins et autres peintures offerts par ses fans, Face It fait aussi référence à ce visage d’une beauté à la fois glaciale, sensuelle et accessible, immortalisé par Andy Warhol ou Robert Mapplethorpe. Ce qui valait bien un entretien téléphonique Paris-New York.

V&A: Pourquoi écrire vos mémoires, maintenant ?
Debbie Harry : J’y pensais depuis longtemps, j’en avais très envie mais j’avais besoin d’une impulsion. Et d’un peu de courage, car c’est très long de revenir sur autant d’années ! Se pencher sérieusement sur ma vie a été enrichissant d’un point de vue psychologique, et même passionnant, mais… il a fallu d’abord m’asseoir ! C’est ce qui m’a pris le plus de temps : me poser. En tout cas, j’étais sûre d’une chose : ne pas faire comme tant de mémoires rock’n’roll, qui parlent du travail en studio, des méandres de l’industrie du disque, des tournées et des coulisses, des embrouilles dans les groupes… Je voulais faire quelque chose de différent, plus personnel. D’où l’idée d’insérer des dessins et des peintures des fans. Parce que finalement, cette vie relève à la fois de l’intime et du public.

V&A : Vous revenez sur certains événements traumatisants (le harcèlement d’un ex-fiancé, votre rencontre avec le serial killer Ted Bundy, auquel vous réussi à échapper, une agression sexuelle…). Vous n’avez jamais semblé être effondrée. Comment peut-on être si résiliente ?
D. H. : Sur l’instant, je devais être terrifiée. À chaque fois. Mais j’ai refusé de garder cette peur en moi. Je n’ai rien refoulé pour autant, j’ai intégré cette douleur en prenant du recul… Ma grande chance, c’est d’avoir été entourée d’amis, d’un petit ami formidable même si on avait très envie d’être populaires. Dès nos débuts, nous avons participé à démocratiser ce qu’on appelle le crossover, le fait de combiner différents styles musicaux. Ce n’était pas une mince affaire. Nous étions très exposés aux critiques, mais ça valait la peine, de se jouer des frontières, de revendiquer un héritage pop comme une énergie punk… Aujourd’hui, ce mélange des genres est devenu banal. Tant Mieux !

V&A : Vous expliquez qu’il n’a pas été évident d’être à la fois une icône rock’n’roll et une femme glamour. Vous considérez-vous (déjà) comme féministe ?
D. H. : Oui, je l’étais, car je me sentais profondément féministe… et féminine ! Mes convictions étaient très affichées et je voulais qu’elles aient de la résonnance. C’est pour cette raison que je dédicace le livre aux filles d’un monde parallèle, qui serait débarrassé de la misogynie, et où nous serions dominantes. En réalité, nous le sommes déjà, mais il faut encore plus de solidarité entre nous. Et davantage de garçons bien éduqués !

V&A : Dans Face It, vous évoquez le lien entre musique et sexe. Pas de tabou !
D. H. : Non, car ça m’a toujours paru si naturel ! La musique accompagne tellement d’aspects de nos vies… En tant qu’auditeur, elle nous permet de partager des moments intimes avec l’autre et en tant qu’artiste, de créer une tension sexuelle avec le public. Tout est lié, viscéralement. Pour moi, rien ne vaut de s’installer dans un petit salon ou une chambre, pour avoir un maximum de résonnance, et d’écouter un album très, très fort. C’est sans doute lié à mon expérience au sein de Blondie, mais j’ai besoin que le son passe par tous le pores de mon corps. Pour le meilleur comme pour le pire !

V&A : Vous avez toujours semblé maîtresse de vous-même. Pensez-vous que d’avoir attendu la trentaine pour devenir célèbre vous a permis de garder les pieds sur terre ?
D. H : Sans doute ! Avant de commencer Blondie, j’ai vécu une existence tumultueuse, sauvage même : les fêtes, les excès, la précarité, la drogue, les expériences un peu folles… J’avais suffisamment abusé sur de nombreux points pour ne pas me mettre en péril, une fois ma carrière enfin lancée. Ce qui est à l’opposé de la plupart des musiciens, qui commencent à se défouler une fois célèbres.

V&A : De quoi êtes-vous la plus fière ?
D. H. : De ma persévérance. D’avoir continué en dépit de nombreuses déceptions et frustrations. Il y a bien eu des moments oò je me suis dit que je ne pouvais plus faire ce métier, et il a suffi d’un coup de fil, d’une chanson qui passes à la radio pour que je réalise qu’il fallait poursuivre ma route. Avec les années, j’ai appris à respirer pendant dix minutes et ne pas agir sur un coup de tête. Dans un groupe, il faut garder son sang-froid. C’est la clef de la réussite.

V&A : Lorsque vous regardez en arrière, avez-vous des regrets concernant Blondie ?
D. H. : Aucun. Cela a été très intense. Nous étions passionnés par notre musique, notre but commun était de créer quelque chose de mémorable. Forcément, ça met une pression énorme, dont on essaye de se décharger comme on peut, et parfois sur les autres…. C’est ça, la passion, un mélange d’amour et de haine. Avec la musique, on peut se sentir très haut, euphorique, mais aussi très en colère. Comme avec son amant.

V&A : Quelle est la dernière chanson que vous avez écoutée ?
D. H. : « The Harder The Come », de Jimmy Cliff. J’ai beau l’avoir écoutée des centaines de fois, elle me bouleverse toujours autant.

V&A : Avec Blondie, vous avez également tâté du reggae… et du rap. Vous êtes l’une des premières femmes blanches à avoir rappé sur « Rapture » !
D. H. : Le rap appartenait alors à ceux qui l’avaient créé, comme Fab 5 Freddy ou Grandmaster Flash. Je les trouvais brillants. D’après moi, c’était vraiment le son du futur… et je ne me suis pas trompée, il n’y a plus que ça actuellement ! Sur « Rapture », mon flow n’était pas époustouflant, loin de là. Mais ce qui était original, c’est qu’on a utilisé le matériau hip-hop pour faire une chanson pop, alors que tous les morceaux de rap se basaient sur des samples.

V&A : Si vous ne deviez garder qu’un seul album de Blondie, lequel serait-ce ?
D. H. : Parallel Lines. Il nous a révélé au grand public sans que l’on fasse des compromissions. Ces dernières années, je me demande souvent ce que ça donnerait, si on sortait ces chansons aujourd’hui, avec des arrangements changés ici ou là. Elles sonneraient plus fort encore.

V&A : Comment avez-vous vécu la pandémie… et la campagne électorale ?
D. H. : Face à ce qui se passe dans le monde, on ne peut qu’être perplexe… au mieux. Il est temps de prendre nos responsabilités, d’être de meilleures personnes, de prendre soin de notre environnement. La malhonnêteté dans laquelle nous évoluons est effarante, dangereuse. Et je ne m’en remets pas. Chaque jour, je suis choquée par la folie de ce mauvais film qu’est devenu nos existences contemporaines.

V&A : Vous êtes très investie au sein de Riverkeeper, une association qui œuvre pour la protection des voies navigables de New York. En quoi est-ce si important pour vous ?
D. H. : Je vis à New York, une ville dont je suis profondément amoureuse. Lorsqu’on m’a alertée sur les dangers courus par l’Hudson River, je me suis sentie concernée. Sa saleté, les constructions affreuses qu’on lui impose… Comment peut-on arriver à abîmer un lieu aussi romantique, méditatif et inspirant qu’une rivière ? Je ne pouvais pas rester insensible à cette cause, qui n’est pas grand-chose à petite échelle, mais qui participe àun plus large combat écologique. C’est un vrai sujet pour moi et pour Blondie : notre dernier album, Pollinator, en est imprégné.

V&A : Si vous pouviez dès demain remonter sur scène, par quel morceau débuteriez-vous le concert ?
D. H. : C’est très difficile de choisir… J’aime tellement les chansons de Blondie ! Donc je miserais sur l’une de nos traditionnelles ouvertures : « One Way Or Another ». Bien que rattaché à l’époque, il est intemporel, lucide sur la manière dont la société peut nous dévorer, et néanmoins positif. Le message reste toujours aussi fort : il faut faire face à l’adversité et croire en sa chance !

V&A : Aujourd’hui, êtes-vous heureuse ?
D. H. : Bonne question… Il y a de la joie dans ma vie, malgré certains jours plus difficiles que d’autres. Ce n’est pas grave, car je fais partie de ces personnes qui ont besoin d’autant de noirceur que de lumière.

Sophie Rosemont

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